Christelle est venue à Tibhirine pour le tournage d'un documentaire. Elle nous demandé d'écrire un article pour notre blog... Elle est seule responsable des
propos qu'elle y tient, même si nous les avons très légèrement abrégés !
Nous lui laissons la parole...
Genèse de ma visite
Quand les parents nous ont annoncé leur intention de partir un an, j’ai d’abord été surprise, mais pas étonnée. Heureuse
pour eux, enthousiaste, et extrêmement fière. Mais je dois reconnaitre que j’hébergeais aussi, malgré moi, un sentiment enfantin d’abandon, et d’angoisse : comment allais-je faire pour vivre sans
les voir pendant tout ce temps ?
J’appréhendais également la réaction de ma fille, Maëlie, 18 mois au moment du départ : allait-elle oublier son Paddy et sa
Mamie ?
Et puis, finalement, les semaines se sont écoulées, les mois sont passés… sereinement.
Je lis assidument les aventures de mes parents sur leur blog, et j’ai la chance, comme mes frères et sœur, de pouvoir parler
avec eux régulièrement le week-end par Skype. Mais la distance ne pèse pas autant que ce que j’appréhendais. J’en viendrais même à remercier mes parents de m’avoir forcée à expérimenter la
distance entre nous, et de réaliser ainsi que je suis plus adulte que que je ne le pensais !
Quant à Maëlie, elle est toujours aussi démonstrative quand elle voit ses grands-parents dans l’écran, et ne les a absolument
pas oubliés. Au pire, elle pense peut-être qu’ils sont en deux dimensions, ou qu’ils vivent derrière une vitre…
Et puis, déformation professionnelle ? J’ai pensé que
l’aventure de mes parents, comme toute histoire extra-ordinaire, devait être racontée, partagée… Qu’elle en intéresserait d’autres… Qu’il fallait en garder trace, pour leurs petits-enfants, pour
les autres… A ma très grande joie, toute la famille - mes parents, mais aussi mes frères et sœur - a accepté cette autre aventure, se greffant à la première : le tournage d’un
documentaire.
C’est courageux… car accepter de se laisser filmer, c’est accepter d’avoir une caméra qui vous suit dans chacun de vos
mouvements, qui entre chez vous, qui pose des questions indiscrètes… et accepter, ensuite, que vos proches et vos moins proches voient chacun de ces mouvements, entrent chez vous, entendent les
réponses indiscrètes…
Voilà donc, cette semaine, le petit logement de mes parents, à l’entrée du monastère, transformé en QG de tournage (pied de
caméra obstruant le couloir, chargeurs et câbles dans le séjour, petits bouts de scotch noir pour cacher les marques d’appareils de la maison…).
Voilà donc mes parents se pliant de très bonne grâce aux contraintes techniques (“Attendez, il faut reprendre la phrase, le
micro n’a plus de batteries !”. Vous êtes trop dans le noir, je vous envoie un projecteur en pleine figure !”), et, plus admirable encore, au jeu de l’interview, sans limite, sans tabou,
sans fausse pudeur. Ils ont été sincères et patients, dans ce petit jeu.
Et me voilà donc, moi, le temps d’une petite semaine, témoin privilégié de leur quotidien et de leurs réflexions…
Alors que je ne pensais pas nécessairement venir pendant cette année de “jeûne parental”, mon travail m’en a donné l’occasion,
et je savoure ma chance.
Ce qui change, ce qui ne change pas.
Depuis ce strapontin temporaire, je découvre, à 33 ans, qu’ils peuvent encore me surprendre… que j’ai encore des choses à
apprendre sur eux… comme si je les rencontrais à nouveau.
Cette semaine, je me suis amusée à découvrir plein de tout petits changements…
Première surprise, à l’arrivée : il suffit d’un coup d’œil pour réaliser que les mois passés ici ont donné une nouvelle
jeunesse à mes parents. Leurs silhouettes, leur vitalité, et même le genou de Papa… ; tout semble avoir perdu 20 ans dans les escaliers de Tibhirine, et la bonne humeur algérienne. Comme s’ils
avaient défié les lois du temps…
Dans les autres nouveautés :
- Quand ils rencontrent quelqu’un ici, ils disent “Salam aleïkoum ! Labess ? Amdullah !“ et se touchent le cœur
après la poignée de main. Au début, ça m’a fait drôle.
- Ils racontent des choses qui se passent en Haïti, en Israël, au Maroc, au Burkina Faso, au gré des nouvelles des autres
coopérants de leur millésime.
- Ils jouent à trouver la plus vieille voiture possible car la date de fabrication de la voiture apparait dans la plaque d’immatriculation.
- ils sont touchés quand l’appel à la prière du muezzin tombe à un moment où eux, sont en train de prier dans la
chapelle.
- Papa ne se plaint plus jamais du prix de l’essence. (23 dinars le litre… soit 20 centimes… le plein de la Maruti coûte 6
euros…)
- Maman arpente les couloirs du monastère et les allées du jardin sans compter ses pas. Même après tout ce temps passé ici, elle
continue à prendre des photos, chaque jour, de ce qui l’étonne, ce qui l’émerveille, ce qui l’amuse, au détour de ses déambulations. Papa se moque de cette manie et des prétendues 7 854 photos de
couchers de soleil qui encombreraient le disque dur de l’ordinateur. Mais Maman continue à poser son œil neuf au quotidien sur ce qui l’entoure, comme pour s’imprégner des lieux encore davantage,
marquer sa rétine et sa mémoire. Au fond, je crois deviner que ce qui se cache derrière cette frénésie du clic, c’est qu’elle se réjouit déjà de la perspective de partager tout cela à son
retour.
Elle classe aussi toutes les archives de photos déjà existantes, ou que certains visiteurs lui ont confiées. Comme elle connaît
le monastère comme sa poche, elle identifie les lieux des prises de vue en un clin d’œil. Elle est capable de dire des choses comme “tiens, l’arbre qui est sur cette photo
derrière les moines a drôlement poussé. Et la croix a été enlevée.” ou encore : “cette photo est inversée, c’est sûr et certain.”
- Papa, en plus de grimper les escaliers du monastère comme un jeune homme, se préoccupe beaucoup du blog. Ou plutôt : le blog
le préoccupe beaucoup !
Chaque jour, il consulte les pages. Il peaufine ses articles, valide les choix de photos de Maman, met à jour ses statistiques.
Avec la carte qui indique la provenance des connexions, il essaie de deviner qui a bien pu lire l’article de la veille depuis Orléans, Lyon, Cormeray, ou Cesson-Sévigné… (il y en a qui sont plus
faciles que d’autres !)
Il se désole de voir leur production d’articles chuter de mois en mois (l’équation est pourtant simple : plus il fait beau, plus
il y a de visiteurs, et plus il y a de visiteurs, moins il y a de temps pour rédiger !) et s’inquiète de savoir si cela chagrine ses abonnés.
Il attend les commentaires avec avidité pour les partager avec Maman. Chers lecteurs - abonnés ou de passage - écrivez,
écrivez ! S’il vous plaît ! Si vous voyiez le sourire de Papa quand un de vos messages s’affiche sur son écran, vous ne seriez pas déçus ! ! !
Papa tient aussi des statistiques sur les visiteurs du monastère. Maman, elle, colle les gommettes sur le planisphère, pour
savoir d’où ils arrivent.
Et puis, il y a ce qui ne change pas :
- Il y a des photos de tous leurs petits-enfants sur les murs de leur séjour.
- Il y a du chocolat dans le placard.
- A table, ça parle souvent, comme dit mon frère, “de trucs d’Eglise”.
- Papa tient les comptes à jour, y compris ceux du monastère. Fidèle à sa rigueur et à son honnêteté, il écrit scrupuleusement
“don de 58 dinars” sur le cahier de comptes si quelqu’un lui dit de garder la monnaie après avoir acheté une carte postale ou un sac de tisane (soit 50 centimes d’euros, tout de
même.)
- Papa râle quand la connexion Internet est lente (c’est à dire très souvent).
- Maman hausse les épaules, soupire, ou s’en va, quand Papa râle à cause de la connexion Internet qui est lente (c’est à dire
très souvent aussi, évidemment).
- Maman voudrait laisser les plantes pousser où bon leur semble, pour égayer les allées
ou les vieux murs du monastère. Papa s’applique à arracher tout plant hors norme et à ébouillanter toute jeune pousse susceptible de déformer un escalier ou un muret. Maman soupire. Papa se
justifie.
- Inchangée également, leur capacité à se réjouir de toutes petites choses (même si les choses, elles, sont nouvelles :
l’odeur de la confiture d’abricot, le petit lézard qui court sur les vitres du cloître, un nouveau mot appris en arabe, un mouton qui oblige Sami à piquer un sprint, un article du blog en attente
depuis plusieurs semaines enfin mis en ligne, une tortue qui fait du toboggan sur la terre du cimetière, un visiteur qui connaît quelqu’un que eux connaissent aussi…)
J’ai rencontré leurs nouveaux amis ;
- Jean-Marie, qui possède une réserve d’expressions imagées impressionnantes, et dont la justesse des mots (rares) m’a
frappée.
- Sami, avec son large sourire et sa bonne humeur communicative, qui fait des blagues à Papa.
- Youssef, et son rituel immuable du café matinal, qui s’amuse lui aussi des photos de Maman.
- Les enfants du village, qui courent au devant de mes parents pour ré-entendre leur prénom : “Hou-bèrre ?”
Mes parents m’ont été confiés
Enfin, ce qui m’a frappée cette semaine, c’est le sentiment que mes parents vivent avec l’esprit des moines
quotidiennement.
Evidemment, ils ne vivent pas comme des moines, puisqu’ils vivent tous les deux ensemble, dans leur petite maison à
l’entrée, qu’ils sortent régulièrement, ne se plient à aucune règle de vie autre que les leurs… mais bien avec l’esprit des moines. On sent la présence des trappistes en permanence aux
côtés de Papa et Maman. Dans leurs lectures (tout le salon est rempli de livres sur le sujet), dans leurs discussions, dans leurs activités… et dans la façon d’habiter, de respecter, et d’aimer
ces lieux.
Oui, je me suis surprise plusieurs fois cette semaine à presque les voir, Christian, Luc, Amédée, Célestin, à leur côtés…
Arpentant un couloir quelques pas devant Maman. Lisant la Bible par dessus l’épaule de Papa assis dans le canapé…
Ce que l’attitude de mes parents m’a fait comprendre cette semaine, c’est que Tibhirine n’est pas juste le lieu lourd et chargé d’histoire
tragique que l’on en fait en France. C’est un lieu de vie paisible, dans lequel le temps s’étire, dans lequel, pendant des années, des hommes de Dieu ont vécu heureux, dans la prière et le
travail, et dans l’ouverture à une autre culture.
Mes parents, à leur manière, perpétuent cela aujourd’hui, petits maillons d’une chaîne qu’ils espèrent durable.
Mercredi, un groupe est venu visiter. Mon collègue Thomas et moi avons donc assisté, comme des petites souris, à la visite
(Souris tout de même affublées d’une caméra de 9 kilos, un pied de 2 mètres et des câbles nous reliant l’un à l’autre).
J’ai vu la joie des visiteurs quand le portail s’est ouvert sur un couple souriant leur proposant de visiter. J’ai vu leur
émotion dans la découverte des lieux. J’ai entendu leur émerveillement face au service que rendent Anne et Hubert ici. J’ai lu leurs commentaires et leurs remerciements sur le livre d’or.
Et j’ai compris, comme de nombreuses fois depuis que je suis née, que même si ça m’est parfois difficile, il me faut accepter
de partager mes parents... ou, m’inspirant du Prophète de Khalil Gibran, que mes parents ne sont pas que mes parents. Et bien qu’ils soient avec moi, ils ne m’appartiennent pas. Je
leur ai été confiée par la Vie, comme mes frères et sœur, et nos parents nous ont été confiés aussi, par chance pour nous. Mais une fois les flèches projetées, l’arc garde toute son indépendance
et sa liberté…
Dans la chapelle de Thibirine aujourd’hui, j’ai dit MERCI pour cela…